Cet article est à l’origine paru dans Le Linguiste n° 2/2005 (volume 51, avril-mai-juin 2005).
Jean-Bernard Quicheron: Monsieur Van Hoof, la Chambre belge des traducteurs, interprètes et philologues fête en l’an 2005 le 50e anniversaire de sa création. Vous avez été l’instigateur de sa fondation. Quelles ont été les raisons qui vous ont incité à créer une association de ce type?
Henri Van Hoof: Plongé dans la traduction et l’interprétation au lendemain de la guerre par mes fonctions à l’Auditorat militaire et au Conseil de guerre de Namur, puis agréé comme traducteur juré près de la cour d’Appel de Bruxelles, j’ai pu me rendre compte très tôt que la profession était très méconnue. J’ai donc pensé qu’il faudrait essayer de lui donner un statut et, pour cela, de commencer par se grouper.
Combien de personnes ont été à l’origine de la création de la CBTIP? Sauriez-vous encore si elles étaient essentiellement employés ou indépendants? Combien d’entre elles vivent encore?
Les personnes intéressées au début par la création d’une association professionnelle n’étaient qu’une poignée. Si mes souvenirs sont exacts, il y avait deux ou trois employés et fonctionnaires, un traducteur juré, un interprète et un indépendant. Pour savoir combien sont encore en vie, il faudrait comparer les statuts et la première liste de membres parue dans le n° 1 du Linguiste avec l’annuaire actuel de la chambre.
Vous m’avez montré le premier Linguiste publié en 1955 (?). Il semblerait que la CBTIP comptait déjà lors de la parution du premier numéro plus de 100 membres. Comment avez-vous fait pour recruter si vite ce nombre de membres?
J’avais gardé des contacts avec des collègues de l’Auditorat militaire à Namur et à Bruxelles, dont certains étaient devenus fonctionnaires dans divers ministères et à la Chambre. J’avais également approché M. Steensels, à l’époque mon voisin, qui était traducteur en chef au Ministère de l’Intérieur et auteur d’un ‘Dictionnaire administratif français-néerlandais’ (1946). Le bouche à oreille a fonctionné et, en utilisant par ailleurs les listes de traducteurs jurés de l’Annuaire administratif, une circulaire avait été envoyée urbi et orbi.
Disposiez-vous déjà de locaux où vous réunir? Je suppose que l’atmosphère devait être euphorique, car créer une association de ce type n’est pas une mince affaire. Qui participait également à cette belle œuvre collective?
Nous ne disposions pas d’un local propre à la chambre mais M. Singer, qui gérait un bureau de traduction dans la tour Martini, place Rogier, avait offert d’emblée sa bibliothèque pour les réunions du Comité de direction.
Qui a été l’origine des textes de base, statuts et règlement d’ordre intérieur? Je dois avouer qu’ils étaient particulièrement bien faits, car ils ont été peu modifiés au cours des 50 années d’existence de la Chambre.
En vue de la création éventuelle de la chambre, j’avais préparé un projet de statuts basé sur ceux des architectes. Il fut discuté en petit comité par les membres fondateurs et envoyé pour publication au Moniteur après quelques amendements.
Je suppose que vous vous consacriez à la Chambre en dehors de vos heures de travail à l’UCB? Les journées devaient être bien longues?
Bien entendu, tout le travail pour la Chambre se faisait en dehors de mes activités à l’UCB. Il se poursuivait souvent jusque tard dans la nuit, car outre le secrétariat normal il y avait aussi le Linguiste dont j’assurais la rédaction en chef, la correction des épreuves et l’expédition aux membres pour laquelle j’ai parfois bénéficié de l’aide de M. Van Mulders, qui se chargeait d’une rubrique néerlandaise.
J’ai cru comprendre que vous n’aviez pas vraiment de secrétariat régulier et que vous étiez la cheville ouvrière de l’association? Est-ce exact? Avez-vous confectionné vous-même le Linguiste, l’annuaire? Car je suppose que vous aviez déjà un annuaire.
Comme je viens de vous le dire, j’assurais seul, en effet, le secrétariat et la confection du Linguiste. Par la suite, j’ai aussi préparé et publié le premier Annuaire. Il faudrait demander l’année de parution à M. Haeseryn, car je n’en possède plus d’exemplaire en archives.
Lors du 15e anniversaire de la CBTIP, vous avez organisé avec Siemens, soit en 1970, une exposition de la traduction, lors de laquelle des outils de traduction ont été présentés. De quels outils s’agissait-il alors? Etait-on déjà en train de songer à la traduction automatisée? Quel genre d’outils présentait-on à l’époque?
En 1970, j’ai voulu marquer le 15e anniversaire de la Chambre par une double exposition: Histoire de la traduction d’une part, les Outils du traducteur d’autre part. Le premier thème était illustré par des panneaux de photos évoquant les étapes et personnages célèbres de cette histoire. Pour les outils du traducteur, des vitrines exposaient des dictionnaires anciens ou exceptionnels et Siemens avait été invitée à faire une démonstration de traduction automatique sur le prototype que la firme avait développé à l’époque. Le problème de la traduction automatique était, en effet, déjà d’actualité. Les premières discussions sur la praticabilité d’une telle traduction, entreprises en 1947 par A. D. Booth (Birbeck College, Londres) et M. Weaver (Rockefeller Foundation, New York) avaient mené à l’organisation d’une conférence sur le sujet au Massachusetts Institute of Technology en 1953, et en janvier 1954 une première démonstration de traduction électronique fut mise sur pied par IBM en collaboration avec L. Dostert (Georgetown University, Washington). La même année paraissait ‘Mechanical Translation’, la première revue consacrée à la question. Et, en 1957, Le Linguiste s’y intéressait en publiant une ‘Grammaire universelle pour machines à traduire’ de l’ingénieur belge J. Poulet.
Quand la CBTIP est-elle devenue membre de la FIT? Comment ceci s’est-il passé?
En juillet 1955, donc l’année même de la fondation de la Chambre, M. Singer et moi-même avons eu, à mon initiative, un entretien avec M. E. Cary, Secrétaire général de la FIT. Nous en avons fait rapport au Comité de direction, lequel a marqué son accord sur notre affiliation qui devint effective le 1er janvier 1956.
Avez-vous participé à la gestion de la FIT? Qu’avez-vous pensé de cette fédération, dont les objectifs peuvent paraître fort éloignés des préoccupations des membres de la CBTIP?
J’ai été élu au Conseil de la FIT lors du 1er congrès que celle-ci avait organisé à Rome en 1956. J’ai participé à quelques réunions de ce Conseil à Paris, mais j’ai dû démissionner au bout d’un an faute de temps. Les discussions du Conseil étaient, en effet, fort éloignées des préoccupations de nos membres, qui attendaient de la Chambre des actions concrètes en matière de reconnaissance légale, de barème, d’emploi, etc.
Vous m’avez confié qu’en fait votre véritable passion était la médecine. Pourquoi n’avez-vous pas étudié la médecine? Qu’aviez-vous étudié? La vie vous-a-t-elle permis d’approfondir les questions médicales? Vos connaissances acquises alors vous auraient-elles permis de devenir médecin? Ou bien le savoir accumulé vous suffisait-il?
Si la guerre n’avait pas tout bouleversé, la médecine aurait été une orientation que j’aurais pu prendre, comme d’ailleurs l’architecture. J’ai choisi les langues pour une raison pratique, mais mes activités à l’UCB m’ont permis de retrouver la médecine, de fréquenter les milieux médicaux pendant trente ans, d’écrire et de traduire des textes médicaux pour la société mais aussi pour les revues Acta Gastro-Enterologica Belgica, Excerpta Medica, etc. d’écrire des scénarios de films de vulgarisation médicale dont certains ont été primés à la Medikinale de Berlin, de rédiger le tout premier ‘Précis pratique de traduction médicale’ paru chez Maloine, à Paris.
Vous avez commencé votre carrière en 1944 et vous avez pris votre retraite en 1984. Pendant combien d’années avez-vous fait de la traduction et de l’interprétation pure et dure? Finalement, aimez-vous plus la traduction elle-même ou parler et écrire de la traduction?
J’ai pratiqué l’interprétation consécutive de 1944 à 1947. Par la suite, j’en ai fait occasionnellement pour l’un ou l’autre congrès et aussi parfois de la simultanée médicale pour des réunions de formation à l’UCB. En 1956, la direction de l’Institut Libre Marie Haps m’a demandé de créer une section d’interprétation en vue de former des interprètes de liaison pour l’Expo 1958. A cette occasion j’ai conçu et fait installer les toutes premières cabines pour l’enseignement de l’interprétation en Belgique. Quant à la traduction, je n’ai jamais cessé d’en faire. J’avais été engagé par l’UCB pour créer le Service de traduction central, que j’ai dirigé jusqu’en 1954, date d’une restructuration de la société en plusieurs entités, parmi lesquelles la Division pharmaceutique où j’ai été affecté à l’Exportation pour mes connaissances linguistiques. Parallèlement, je donnais des cours de traduction à l’Institut Marie Haps et je gérais encore un bureau de traduction en indépendant pour de grandes entreprises du pays (Shell, Acec, ICI, etc.). On pourrait donc dire que si j’ai beaucoup écrit sur la traduction, c’est que je l’ai beaucoup pratiquée.
En 1955, lors de la restructuration des services de traduction de l’UCB, vous avez été confronté à un tout nouveau défi qui a permis de déceler et de développer vos capacités profondes. Pourriez-vous nous en parler un peu plus longuement?
Il me semble avoir répondu dans les grandes lignes à l’avant-dernière question.
Avez-vous des souvenirs particulièrement marquants dont vous voudriez nous faire part, soit en relation avec la CBTIP, soit en dehors d’elle?
L’exposition de 1970 pour le 15e anniversaire de la chambre m’a laissé un bon souvenir. C’était une gageure: rien de tel n’avait jamais été fait et rien de tel n’a plus été fait depuis. Dans un tout autre registre, mon invitation à parler au 1er Congrès de la traduction organisé en 1970 par l’Université de Montréal a constitué une reconnaissance internationale du travail accompli et m’a donné l’occasion de nouer des relations avec des confrères québécois, parmi lesquels le Prof. A. Clas, directeur de la revue ‘Meta’ à laquelle je contribue encore aujourd’hui.
Quelles sont les choses qui vous fascinent toujours dans la traduction, l’apprentissage ou l’enseignement des langues?
La traduction est un sujet inépuisable, que l’on peut aborder par de multiples facettes. Je l’ai fait dans plusieurs de mes ouvrages, et mon intérêt pour les langues demeure toujours aussi vivace puisque je viens de terminer un livre sur les langues du monde.
Pourriez-vous nous parler un peu de votre carrière dans l’enseignement à Marie Haps?
Cette question a déjà obtenu une réponse partielle précédemment. Je peux encore ajouter que les cours que j’y ai donnés couvraient l’histoire et la déontologie de la traduction, l’interprétation consécutive et simultanée, et la traduction avec spécialisation économique et médicale – le tout pour la langue anglaise. Ils m’ont mis dans l’obligation de composer des manuels à une époque où il n’existait pratiquement rien. Certains de ces ouvrages ont acquis un renom international, comme mon ‘Précis pratique de traduction médicale’ qui est utilisé à l’Université de Montréal et qui a fait l’objet d’une adaptation en espagnol par une équipe de l’Université de Malaga.
Enfin quels seraient les conseils ou observations que vous feriez à toute personne souhaitant embrasser la carrière de traducteur ou d’interprète?
Quels conseils je prodiguerais à un traducteur en puissance? Ne vous embarquez pas sans maîtriser bien votre langue maternelle. Choisissez bien votre combinaison de langues. Je me souviens avoir prôné, en 1956, lors d’un Congrès de l’enseignement supérieur, l’étude de l’arabe comme langue de l’avenir. Ceux ou celles qui ont suivi ce conseil doivent aujourd’hui s’en féliciter. Et, pour le reste, soyez curieux de toutes choses: une vaste culture générale est primordiale. Et puis, travaillez, travaillez: on n’en connaît jamais assez. Vous constaterez vite que le traducteur reste un apprenti à vie.
Monsieur Van Hoof, je vous remercie d’avoir eu l’extrême gentillesse de répondre à toutes ces questions. Je constate que vous étiez depuis longtemps un adepte de concept à la mode actuellement qu’on appelle le ‘long life learning’. Cela me réjouit beaucoup, car j’ai pour ma part pratiqué cette même ligne de conduite tout au long de ma carrière professionnelle. Il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter de bénéficier le plus longtemps possible d’une excellente santé, car vous m’avez confié que vous alliez publier un ouvrage (dont j’ai pu voir la fascinante table des matières) qui s’intitulerait, si je me souviens bien « un monde des langues » où vous montrez la diversité linguistique sur notre planète. Il est clair que cette diversité linguistique est source de diversité culturelle et que nous militons tous pour le maintien de cette richesse.
Je me demande bien ce que vous allez encore nous réserver après ce monument.
Propos recueillis par Jean-Bernard Quicheron